VASSIGH
Chidan
N°
étudiant : 15603939
Philosophie
Paris 8 en L3
www.chidan-vassigh.com 28 mars 2016
Pour la validation du cours : Le Banque de Platon
Pr. Bruno CANY
L’éloge
du philosophe-divin
Une interprétation du Banquet de
Platon
Le
Banquet de Platon * est un ensemble de six éloges d’Éros,
dieu de l’amour. Socrate le transforme, à la fin, en une apologie du philosophe
qui vise le divin.
Cette
lecture du Banquet a pour but de présenter une idée, à notre avis essentielle,
dans cette œuvre de Platon. Que le véritable Amour, différent de celui imaginé
par la Doxa (l’opinion courant) et les mythes, est l’amour de Sophos, propriété
exclusive des dieux. Que cette quête de la véritable connaissance ou la science
divine, est un long processus à plusieurs étapes d’initiation et de
contemplation de l’intelligible. Que l’amour vrai, c’est « tourner le
regard » de l’âme en direction de l’au-delà, c’est l’ascension vers
l’unique « être ».
l’Éros,
dépourvu du savoir divin, propre aux seuls dieux, le désirant sans jamais
pouvoir l’atteindre absolument, ne peut donc être ni dieu ni humain mais daimon :
un intermédiaire, entre les hommes et les dieux, les mortels et les immortels, convoitant
le Beau et le Bien.
l’Éros
véritable donc, celui de Platon mais décrit par Socrate qui, prétend-il,
rapporte les paroles de la prêtresse Diotime, ne peut être qu’un philosophe.
Mais un philosophe-divin, comme le philosophe-roi de La République,
ce Pasteur qui vise le savoir divin pour se rendre apte à diriger et gouverner la cité humaine vers la
justice divine.
Nous
pouvons donc soutenir que Le Banquet fait partie des discours clairement
théologiques de Platon. Là où les dieux, les divins, les rites, les
coutumes, les libations, les chants et les cérémonies piétistes sont omniprésents
du début à la fin.
Au
terme de ce commentaire, une question classique se pose sur le sens de philosophoi
platonicien. Ce qui est généralement accepté comme le commencement de la «
sagesse » en Grèce et qui est appelée « philosophie » depuis
cette époque jusqu’à nos jours et dans toutes les langues du monde, n’était-il
pas au fond une nouvelle divination, une nouvelle « religion » ?
----------------------------------
Le
Banquet, public ou privé, avec un premier moment consacré à manger, deîpnon,
et un deuxième temps, Sumposion, où l’on boit et l’on parle, a gardé à
l’époque de Socrate (et Platon) sa tradition profondément pieuse. C’est une institution,
une rite, un chant, un éloge, une « communion »... de nature religieuse,
en l’honneur d’un vainqueur ou d’une divinité.
Dans
Le Banquet de Platon, il s’agit de faire l’éloge (épainos ou egkomion)
d’une divinité qu’est le dieu de l’Amour ou l’Éros.
Dans
un premier temps, on chante à la louange des dieux, on mange et on boit en
faisant des libations à ces mêmes dieux.
« Là-dessus,
racontait Aristodème, Socrate s’allongea sur le lit et, lorsqu’ils eurent fini
de souper, lui et les autres, on fit des libations [Libation
est un acte rituel très ancien qui consiste à verser du vin sur le sol en
offrande aux dieux, à Zeus, aux dieux olympiens et à ceux que l’on souhaite,
avant de se servir – Note 60], on chanta en l’honneur du dieu [Probablement
un chant de salutation, un « péan », en l’honneur de Dionysos. Le
péan est l’une des variétés du chant religieux des Grecs, une invocation
rythmée et solennelle à Apollon ou à un autre dieu – Note 61 ] et,
après avoir fait ce qu’on a coutume de faire [c’est-à-dire faire des
libations et chanter- Note 62], on se préoccupa de boire. » 1
Dans un deuxième temps, les convives prononcent,
selon un certain ordre, des discours qui, selon la Rhétorique
d’Aristote, devaient suivre une certaine règle : définir d’abord la nature
de l’être dont on fait l’éloge et puis considérer ses effets sur les humains et
la vie terrestre.
Dans
le Banquet platonicien, on trouve six éloges d’Éros et un dernier qui
porte sur Socrate par Alcibiade à la fin du livre. Les six premiers sont faits dans
cet ordre par Phèdre, Pausanias, Éryximaque, Aristophane, Agathon et Socrate
qui déclare rapporter les paroles prononcées par Diotime.
Luc Brisson,
dans l’introduction à sa traduction inédite du Banquet, divise, d’une
manière générale, les six discours sur Éros en deux ensembles distincts, bien
que chacun des discours s’oppose à l’autre sur certains points. Le premier ensemble
comprend deux couples d’éloges : Phèdre et Agathon d’une part, Pausanias
et Éryximaque d’autre part. Le deuxième est formé par le couple Aristophane et
Socrate. Les deux ensembles de couples se distinguent par leur nature
théologique ou religieuse différente.
« Plus
généralement encore, alors que les deux premiers couples de discours, celui Phèdre et Agathon et celui de Pausanias et
Éryximaque, ont pour arrière-plan la théologie traditionnelle, transmise par Hésiode
en particulier et par la plupart des poètes en général, le dernier couple de
discours fait référence à des mouvements religieux plus atypiques en Grèce
ancienne : le discours d’Aristophane révèle une influence orphique et le
discours de Socrate s’inspire des mystères d’Éleusis. »2
En
effet, dans le récit théogonique des poèmes d’Hésiode on peut
lire qu’Éros clôt la liste des principes (puissances) d’existence. D'abord, il y a
le Chaos, la béance, l'ouverture infinie, par opposition à celui qui
vient après : la Terre, Gaia, définie comme « l'assise
à jamais inébranlable de tous les immortels ». Ensuite c’est le Tartare
situé sous terre et enfin il y a « l’Éros, le plus beau des dieux immortels
; de tous les dieux et de tous les hommes il soumet l'esprit, dans la poitrine,
et les avis de la volonté. »3
L’autre
arrière-plan religieux du Banquet, on peut le trouver dans les mystères
d’Eleusis ou culte à mystères de nature ésotérique.
Celui-ci consiste en un long chemin d’incitation du candidat, guidé et
accompagné par son parrain, vers la contemplation et la perfection.
Enfin,
on décèle dans Le Banquet, l’enseignement des orphistes. Pour
cela, il faut remonter jusqu’à la création de l’homme dans la mythologie
grecque. L’homme est né d’un sacrifice : les Titans ont tué le jeune
Dionysos et l’ont mangé. Zeus, horrifié par ce crime, foudroie les Titans, et
de leurs cendres naissent les hommes. Ceux-ci ont donc une double
provenance : à la fois titanesque et dionysiaque. Les Titans ont donné à
l’homme son goût pour le mal, mais Dionysos leur confère une parcelle d’origine
divine. L’orphisme propose de purifier l’âme et de lui faire gagner
l’immortalité en éliminant toute trace de nature titanesque.4
Platon
va reprendre certaines idées de l’orphisme, comme celles de l’origine céleste
de l’âme, sa destinée. L’âme est plus importante que le corps, car elle
appartient au monde divin. On retrouve aussi chez le philosophe des idées comme
la réincarnation de l’âme et la réminiscence (la remémoration) : dans le
monde des Idées, l’esprit contemple le savoir divin mais l’oublie momentanément
au moment de sa réincarnation dans un corps. Le même esprit incarné, lorsqu’il
apprend quelque chose, ne fait en fait que s’en souvenir.5
En
résumé, on peut donc soutenir que tous les discours du Banquet ont une
nature religieuse d’inspiration théogonique, mystique, orphique, mythologique
ou théologique, avec des dissemblances et des particularités.
Mais
le discours de Socrate (Diotime) va se distinguer radicalement dans sa méthode
de raisonnement discursif et par sa conclusion sur ce qu’est vraiment Éros. Un
discours qui fait la synthèse du « système Platon » tout en restant
autant pieux et tourné vers Dieu et la transcendance que les autres. Le vrai
Éros selon Socrate, ou plutôt Platon, est par nature différente des autres et il
le précise bien d’entrée de jeu.
« Assurément,
mon cher Agathon, tu as, selon toute vraisemblance, donné un bel exorde à ton
discours, en disant qu’il fallait d’abord monter quelle est la nature d’Éros,
puis ce en quoi consiste son action ; cette entrée en matière me plaît
beaucoup.»6
En
effet, aucun des discours avant celui de Socrate n’a pu dire ce qu’est Éros.
Les cinq premiers en décrivent les effets et les divers domaines où il
s’exerce. En revanche, Socrate, lui, va dire ce qu’est ce « dieu »,
ce presque-dieu, différent des autres, sa nature véritable et ses effets.
Éros
est l’amant et pas l’aimé. L’amant, lui, l’amoureux, aime quelque chose. Cette
chose, Il la désire car elle est absente, elle lui manque. Il souffre donc de
ce qu’il ne possède pas, de ce manque. Et s’il la possède déjà, il la désire encore
par ce qu’il la veut totalement, entièrement et pour toujours. Ce qui est
impossible. Il la désire donc car Il ne veut pas la perdre, il veut continuer à
la posséder, éternellement, maintenant et dans l’avenir. Dans un futur qui n’est
certes pas acquis d’avance. l’Éros a aussi une autre particularité essentielle :
celle d’être amoureux du Beau et du Bien qui sont deux catégories, idées ou
formes selon Platon, indissociables.
En
résumé, ces trois caractéristiques – amour de, amour du Beau indissociable
du Bien et amour par manque - déterminent la nature d’Éros. C’est ce
que les autres convives n’ont pu mette au clair. Et maintenant, puisqu’Éros
souffre du manque de beau et de bien, puisqu’il n’est ni beau ni bien, il ne
peut pas être dieu. Il ne peut avoir le rang des dieux car ceux-ci, selon
Diotime, mais en vérité d’après le système platonicien passé en revue par la
prêtresse dont la parole est citée par Socrate, ne peuvent être que beaux et
biens. Éros, en vérité, n’est pas un dieu mais un démon. Un Daimon, un être-entre,
intermédiaire entre les dieux et les hommes, les immortels et les mortels.
Diotime
« -
Éros, parce qu’il est dépourvu des choses bonnes et des choses belles, a le
désir de ces choses qui lui manquent. Comment dès lors pourrait-il être un
dieu ?
- Apparemment, c’est bien impossible.
- Tu vois bien... toi non plus tu ne considères
pas Éros comme un dieu.
- Que pourrait bien être Éros, un mortel ?
-
Certainement pas !... Éros est un intermédiaire entre le mortel et
l’immortel. C’est un grand démon. En effet, tout ce qui présente la nature d’un
démon est intermédiaire entre le divin et le mortel. »7
Daimon, Dans
la poésie grecque antique, est synonyme de théos. Chez Hésiode, il désigne
« les esprits des individus de la « race d’or » qui parcourent
la terre en jouant le rôle de gardiens bénéfiques. »8 Dans
l’apologie de Socrate il a son sens traditionnel comme, entre autres, l’enfant
de dieu. Ici dans le Banquet, c’est le statut d’intermédiaire qui est
clairement mis en relief.
Mais
quel est le pouvoir de ce démon médiateur entre les dieux et les hommes ? Quelle
sa fonction ?
Diotime
« Il
interprète et il communique aux dieux ce qui vient des hommes, et aux hommes ce
qui vient des dieux ; d’un côté les prières et les sacrifices, et de
l’autre les prescriptions et les faveurs que les sacrifices permettent
d’obtenir en échange... Le dieu n’entre pas en contact direct avec
l’homme ; mais c’est par l’intermédiaire de ce démon, que de toutes
manières possibles les dieux entrent en rapport avec les hommes et communiquent
avec eux, à l’état de veille ou dans le sommeil. celui qui est un expert en ce
genre de choses est un être démonique... Bien entendu, ces démons sont nombreux
et variés, et l’un d’eux est Éros. »9
Éros
n’est donc ni beau et ni immortel. Ce n’est pas un dieu mais un démon, un être
intermédiaire qui a pour fonction de lier les humains mortels aux dieux
immortels. C’est celui qui effectue la liaison entre les hommes à travers la
liaison avec Dieu. C’est donc l’être qui exerce une religion en tant que
religio au sens de religāre c’est-à-dire
lier, attacher, relier ou unir.
Éros
est par conséquent toujours en état d’inquiétude (au sens de : hors
de la quiétude, de l’habituel, de la sécurité non menacée 10 )
permanente, toujours mourant et toujours renaissant. Il n’est ni absolument
ignorant ni absolument savant au sens de véritable sage (Sophos) qui est
l’attribut des seuls dieux.
Pour
accéder à l’état de divin, de démon, de ce que l’on peut appeler demi-dieu,
ni dieu ni non plus « homme de peine »11 (comme le
souligne Diotime dans sa définition de la nature de l’Éros), pour se détacher
de la servitude du corps et accéder par son âme aux hauts lieux où il peut
pleinement contempler l’unique être et conduire dès lors les autres,
ceux qui sont « féconds », vers ce but, il lui faut parcourir un
chemin initiatique à plusieurs épreuves et étapes. Il faut qu’il effectue son ascension
érotique qui est en même temps une délivrance de l’état de l’esclavage où
il survit.
Mais
quelles sont ces étapes de la montée vers le domaine de l’intelligible, vers la
science unique, celle du Beau en soi et du Bien en soi ? Etapes qui sont parcourues
par tous les démons dont Éros et tous les autres qui veulent suivre sa voie ?
Monique
Dixsaut, dans son livre sur Platon, le résume en cinq points. D’abord, celui
qui est fécond à l’ascension initiatique, est amoureux d’un seul beau corps.
Mais une telle beauté réside dans tous les corps, donc il tombe amoureux de
tous les beaux corps. En suite, il arrive à cette conclusion que le plus
précieux est la beauté de l’âme éternelle et non celle du corps mortel. Ainsi,
il sera conduit à considérer la beauté existant dans les actions et dans les
lois, après quoi il va s’élever aux belles connaissances, ce qui élargira son
horizon « à l’océan du beau ». C’est ici qu’il va se détacher
définitivement de l’esclavage résultant de la fixation du désir sur un seul
être ou une seule occupation... pour porter les yeux sur une science unique,
celle du Beau.12
Ce
mouvement d’élévation vers le vrai et l’unique être, vers le vrai et l’unique savoir
divin, vers la sagesse qui appartient aux dieux, en un mot vers les Formes et Idées
platoniciennes ; ce mouvement qui, en un mot, est le propre du philosophe,
du philosophos, Platon va le
décrire dans Le Banquet par la voix de Socrate citant Diotime :
Diotime
« Voilà
donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de
l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est,
en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette
beauté-là, de s’élever toujours, comme un moyen d’échelons, en passant d’un
seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et de beaux
corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances
qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette
connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du
beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.
C’est à
ce point de la vie... plus qu’à n’importe quel autre, que se situe le moment où,
pour l’être humain, la vie vaut d’être vécue, parce qu’il contemple la beauté
en elle-même. » 13
Cette
conclusion rappelle l’Apologie de Socrate où celui-ci justifie son action en
déclarant que seule la pratique de la philosophie fait que la vie vaut d’être
vécue. :
« C’est
peut-être le plus grand des biens pour un homme que de s’entretenir tous les
jours soit de la vertu, soit des autres sujets dont vous m’entendez parler,
lorsque j’examine les autres et moi-même, et si j’ajoute qu’une vie sans examen
ne mérite pas d’être vécue. » 14
D’après
ce qu’on vient de voir, les étapes initiatiques de celui qui se détache du
monde sensible dans sa quête du Beau et du Bien, de cet amoureux du savoir vrai
que Diotime l’élève au rang des démons, c’est justement le chemin de
l’apprentissage qui fait de l’homme un philosophos, un daimon, comme
Éros.
Cette
rude et périlleuse épreuve d’ascension vers la science divine est tracée d’une
autre manière et aussi admirablement par Platon dans un autre dialogue qui fait
suite au Banquet. C’est, en effet, dans l’allégorie de la caverne de la
République que l’on retrouve les étapes à suivre vers le Beau, le Bien et
le Vrai, pour devenir philosophe-roi sommé à « descendre » par le
fondateur de la cité afin de la gouverner et de la guider dans le droit chemin.
Voyons ce qui dit Socrate dans La République, livre VII :
« Considère
maintenant ce qui leur arrivera [les hommes enchaînés dans une caverne] si on
les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur ignorance. Qu’on
détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à
tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière...
Et
si on l’arrache de sa caverne par force, qu’on lui fasse gravir la montée rude
et escarpée, et qu’on ne lâche pas avant de l’avoir traîné jusqu’à la lumière
du soleil...
Il
aura besoin d’habitude pour voir les objets de la région supérieure. D’abord ce
seront les ombres..., puis les images des hommes et des autres objets qui se
reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra...
contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel
lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière...
A
la fin, ce sera le soleil – non ses vaines images réfléchies dans les eaux... mais
le soleil lui-même à sa vraie place, qu’il pourra voir et contempler tel qu’il
est... Après cela il en viendra à conclure... que c’est le soleil qui...
gouverne tout le monde visible...
Maintenant
il faut appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus
haut, comparer le monde que nous découvre la vue au séjour de la prison... Quand
à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si
tu la considères comme l’ascension de l’âme vers le lieu intelligible, tu ne
tromperas pas sur ma pensée... Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle
est ma pensée : dans le monde intelligible l’idée du bien est perçue la
dernière et avec peine, mais on ne ne la peut percevoir sans conclure
qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de droit et de beau en toutes
choses ; qu’elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le
souverain de la lumière ; que dans le monde intelligible, c’est elle-même
qui est souveraine et dispense la vérité et l’intelligence ; et qu’il faut
la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie
publique. » 15
(souligné
par moi en gris)
Le
passage du sensible à l’intelligible, de l’ignorance à la connaissance (vraie),
constitue un des fondements du système de Platon et on se rend bien compte dans
les paroles de Socrate ci-dessus à quel point il y a similitude et affinité
entre les deux ascensions exposées par ce même Socrate et dans Le Banquet
et dans La République. Comme on peut le remarquer, il s’agit d’un long
processus d’initiation vers la science divine. Mais si dans un cas, Le
Banquet, c’est Éros qui permet l’ascension initiatique
(disons philosophique au sens que Platon entend par ce terme) et pousse à
celle-ci par diverses étapes de l’observation des beautés par l’âme , dans un
autre cas, La République, ce sont les «fondateurs »16
(de la cité) qui vont forcer le prisonnier ignorant, vivant dans la cité injuste,
caverne obscure et fermée à la lumière du Beau et du Bien, à s’élever vers celle-ci
et puis à descendre pour éclairer et guider ses compagnons.
Celui
qui atteint les sommets du chemin qui mène vers le savoir divin par la
contemplation du monde des Idées et des Formes (le Beau, le Bien et le Vrai) n’est
rien d’autre que le philosophe parvenu au stade où on peut le comparer à un daimon,
cet intermédiaire entre les humains et les dieux.
Finalement,
cet Éros dont on a cherché à connaître
et définir son être, sa nature et ses effets, dans Le Banquet, est celui
que Socrate, seul et par les paroles de la prêtresse, a pu identifier et
caractériser : ce n’est que le « philosophos » de Platon.
C’est même, d’une certaine manière, en lisant bien l’éloge de Socrate par
Alcibiade comme dernière intervention, Socrate lui-même. En effet On voit
qu'Éros, s'il change d'aspect chaque fois que c'est à un autre convive
du Banquet de faire son éloge, se met à la fin à ressembler à Socrate
lui-même : un être qui n’est pas beau, un va-nu-pieds chasseur de beautés.
Socrate, quand il décrit Éros, serait comme si il est tenté par l'autoportrait.
En
un mot, l’Éros du Banquet, c’est ce que nous pouvons appeler, sans
trop de risque : un philosophe-divin, comme Socrate.
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Parvenu
au terme de notre étude, nous pouvons donc soutenir que Le Banquet de
Platon fait partie des discours clairement théologiques de celui-ci. On a
pu constater que dans cette œuvre majeure du maître, à coté d’autres comme
principalement Phèdre, Théétète et Apologie de Socrate, le
piétisme, les dieux, les divins, les rites, les coutumes, les libations, les
chants, les cérémonies religieuses, l’incitation, la manifestation d’esprit
divin... sont du début à la fin omniprésents.
Le
« philosophos » platonicien, est un être profondément pieux
pour ne pas dire « religieux », car terme sera créé plus tard par les
philosophes latins et utilisé dans le vocabulaire chrétien. Ce philosophe-là, platonicien,
à son origine, croit profondément en dieu et, comme on l’a vu tout au long du Banquet,
accomplit respectueusement et intégralement les rites religieux de son époque.
Il croit aussi à la manifestation des dieux et par-dessus tout se voit même en quelque
sorte divin. C’est le cas de Socrate. Bien que condamné à tort pour « impiété »,
il est non seulement pieux mais croyant à ce point qu’il dit entendre souvent
une voix divine le retenant de ce qu’il allait faire. Dans Le Banquet,
tout au début, avant d’arriver qu’ils arrivent Agathon, Aristodème,
accompagnant Socrate, raconte que celui-ci « se laisse distancer... se
retire sous le porche de la maison des voisins et s’y tient debout. »17 Sur la manifestation divine, Apologie
de Socrate est beaucoup plus clair : .
Socrate
« D’où
vient que... je n’ose pas agir... Cela tient – comme vous me l’avez souvent
entendu déclarer et en maint endroit – d’une certaine manifestation d’un
dieu ou d’un esprit divin, qui se produit en moi... C’est quelque chose qui a
commencé dès mon enfance, une certaine voix, qui, lorsqu’elle se fait entendre,
me détourne toujours de ce que j’allais faire, sans jamais me pousser à
agir. »18
(souligné
par moi en gris)
Ce « signal divin »,
on le retrouve aussi dans Phèdre :
« le signal divin, celui dont j’ai
l’habitude, s’est manifesté en moi ; or il me retient toujours quand je
suis sur le point de faire une chose. »19
Ou bien dans Théétète :
« ...
à quelques uns la chose divine qui m’arrive me retient de m’unir, à quelques
uns elle me laisse le faire.» 20
Finalement c’est dans Le
Sophiste que Platon compare explicitement tout philosophe au
divin :
« -
Me voici au point nommé et nous amenons un étranger que voici... Il appartient
au cercle des disciples de Parménide et de Zénon et c’est un véritable
philosophe.
- Ne serait-ce pas... quelque dieu que tu
amènes...
- Non, pour moi, je ne vois pas du tout un
dieu en cet homme, mais un être divin, oui, car c’est le nom que je donne à
tous les philosophes. » 21
C’est à peu près ce que dit Alcibiade dans son apologie de
Socrate du Banquet lorsqu’il compare ou presque identifie Éros à
celui-ci.
Le
« philosophe » de Platon est donc un être supérieur aux hommes. Il
aspire à la science unique qui ne peut-être que divine. Dans La République,
le « fondateur » de la cité, lui-même philosophe, l’enjoint à
descendre du haut de sa contemplation des Idées et des Formes auprès des
humains pour les gouverner et les mettre sur le droit chemin selon un modèle ou
un paradigme déjà défini et élaboré par le philosophe, comme le pasteur qui mène
son troupeau.
De
là, une question que nous ne pouvons ne pas poser à la lecture du Banquet,
comme du reste, d’autres dialogues de Platon, sur le sens du « philosophos »
ou de la « philosophie » Platonicienne. C’est celle du rapport de
cette philosophie avec la théologie ?
Il
s’agit de savoir si ce « commencement » de la
« philosophie » en Grèce, définie en tant qu’une sagesse en rupture
avec les mythes anciens et en conflit frontal avec le sophisme
« démocratico–agnostique », n’était-elle pas, en vérité, une nouvelle
divination, une nouvelle religion conçue et proclamée par Platon, dérivant du
mysticisme, de l’orphisme et des cultes initiatiques de la Grèce antique et d’autres
sources égyptiennes ou orientales, mais recourant, pour la première fois – et c’est
ce qui fait son originalité et sa singularité - à une méthode discursive,
abstraite, dialectique et raisonnante ? Mais n’était-ce pas une
méthode « rationnelle » si on puisse dire pour arriver au bout du
compte à la même finalité de toute religion : proclamer quelque chose
comme une « vérité » transcendante provenant d’une source divine, absolue
et totale, prophétique et divinatrice, irréfutable et incontestable, et
seulement accessible aux divins seuls, aux philosophes-divins ?
Cette
philosophie-là, qui est est inaugurée en Grèce et qui continue jusqu’à aujourd’hui
et on ne sait pour combien de temps encore, ne garde-t-elle pas toujours
en-soi, après toutes les péripéties et tous les changements qu’elle a
connus, un certain stigmate de son origine à savoir une certaine essence
« religieuse », divinatrice ?
Notes
*
Le Banquet - Editions GF Flammarion –2007
- Présentation et traduction par Luc Brisson.
1.
Ibid.
[176a], p. 93 et les notes.
2.
Ibid.
Introduction, p. 40.
3.
Fabienne Blaise. La figure d’Éros dans la théogonie
d’Hésiode. Dans :
http://stl.recherche.univ-lille3.fr/sitespersonnels/blaise/blaisebibliohesiode.pdf
4.
voir : http://fleche.org/lutece/expo/orphisme.html
5.
Ibid.
6.
Le Banquet. Ibid., p. 131. [199d].
7.
Ibid.,
p. 140-141. [202d – 202e].
8.
Ibid.,
Note 383. p. 209.
9.
Ibid.,
p. 141. [203a].
10.
Introduction à la métaphysique. Martin Heidegger. Gallimard. P. 157.
11.
Le Banquet. Ibid., p. 141. [203a].
12.
Platon
– Monique Dixsaut - Vrin – 2003. Pages 106- 109.
13.
Le Banquet. Ibid., p. 157-158.
[211c].
14.
Apologie de Socrate.
Platon. Traduit par Maurice Croiset, Les belles lettres 2010. [38a], p. 67.
15.
La République.
Platon. Traduction de Robert Baccou. GF Flammarion. 1996. [515b-518c]. Pages
274-276.
16.
Ibid.,
p. 278. [519c – 520c].
17.
Le Banquet. Ibid., p. 90-91.
[174e-175b].
18.
Apologie de Socrate.
Ibid., [32]., p. 47.
19.
Phèdre
- Édition GF Flammarion – Traduction par Luc Brisson. [242-a-d], p. 110.
20.
Théétète
- Édition GF Flammarion – Traduction par Michel Narcy. [150c – 151d], p.
151-152
21.
Le Sophiste.
Platon. GF Flammarion. Émile Chambry. [216c], p. 41.
Livres consultés
Le Banquet
- Édition GF Flammarion – Traduction par Luc Brisson.
Phèdre - Édition GF Flammarion – Traduction par
Luc Brisson.
Théétète - Édition GF Flammarion – Traduction par
Michel Narcy.
Apologie
de Socrate – Les belles
lettres – Traduction par Maurice Croiset.
La
République – Édition GF
Flammarion – Traduction par Robert Baccou.
Le
Sophiste. Platon. GF
Flammarion. Émile Chambry.
Platon – Monique Dixsaut - Vrin – 2003.
Platon – Létitia Mouze – Hachette – 2001.
La
naissance de la philosophie –
Giorgio Colli – traduit par Patricia Farrazi - Éditions de l’Éclat – 2004.
Lire
Platon – Luc Brisson et
Francesco Fronterotta - Quadrige PUF - 2006.